top of page

VOYAGE(S) & TRANSITION(S)

tourisme & prospective

Cet article est la retranscription d’une interview que j’ai eu la chance de faire avec Jean-Michel Blanc .

Jean-Michel Blanc est un professionnel aux multiples casquettes.

En charge d'une mission de prospective chez un acteur majeur des activités sociales et notamment du tourisme en France, il consacre une part importante de son activité à l'anticipation des tendances et des défis futurs, afin d'éclairer la direction générale dans les stratégies de l'organisation. 

Dans ce cadre, il participe notamment à certains travaux de Futuribles International.

Il est Vice Président de l'association Internationale des Amis de l'IREST, une association originale composée d'intervenants professionnels, enseignants, de professionnels du tourisme, dont beaucoup sont des anciens étudiants de l'IREST.

C'est à ce titre qu'il est également membre et administrateur chez ATD où il promeut activement des pratiques respectueuses de l'environnement et des communautés locales.

Voici donc, le recit de Jean-Michel Blanc autour de la prospective. 

vecteezy_mountain-valley-path-landscape-first-person-view_252062.jpg

 

Thomas :

Bonjour Jean Michel, merci pour votre temps.
Je suis heureux de pouvoir vous interviewer car depuis plusieurs mois nous nous intéressons à la prospective, à cet “art” de réfléchir aux futurs. je le mets volontairement au pluriel, nous verrons plus loin pourquoi.

Avant même de vous présenter comme le veut l’usage, pouvez-vous nous donner une définition, VOTRE définition, de la prospective?

 

Jean-Michel Blanc :
Pour donner une définition de la prospective, je crois indispensable de préciser avant tout ce qu'elle n'est pas : ni futurologie, ni prédiction, ni prévision, ce n’est pas non plus une science, peut-être davantage un art, mobilisant une large palette d’approches et de techniques, impliquant beaucoup d’humilité de la part de ceux qui s’emparent de ces codes.

En fait, la prospective nécessite un état d’esprit, une capacité à se projeter, une ouverture pour accepter de regarder en face le champ des possibles sans se laisser éblouir. Il s’agit de préparer l’avenir, ou bien de se préparer à l’avenir, en repérant ses marges de manœuvre et en identifiant des futurs possibles.

La prospective n’affirme pas grand chose, elle évoque des évolutions possibles, et au besoin, propose de les susciter.


Appliquée à un univers comme le tourisme, l’exercice prospective peut déboucher sur une vision claire des enjeux ou des menaces, pointer des lacunes à combler, orienter des décisions stratégiques de développement, inviter à des actions en matière d’investissements adaptatifs etc…

T: Merci !

Et maintenant pouvez- vous vous présenter et surtout nous parler de votre lien avec la prospective.

Quand êtes- vous tombé dedans ? Depuis quand êtes vous “obsédé” par le futur ? (rires)



J-M B : Obsédé par le futur certainement, depuis mon enfance, nourri par les œuvres cultes d’Isaac Asimov, Arthur C. Clarke et quelques autres maîtres de la science fiction.

De 2000 à fin 2009, j’ai eu la chance d’être directeur de SPOT Auvergne, un observatoire régional du tourisme totalement atypique dans sa gouvernance, en Auvergne, ce qui a permis de réaliser de nombreux travaux innovants en matière d’observation et de veille.

C’est d’ailleurs le point d'ancrage du cours “Observer pour décider”, message que je délivre chaque année aux étudiants en Master tourisme à l’IREST (Paris 1 Panthéon Sorbonne).

Dans le cadre de SPOT Auvergne, en 2008, j’ai mis en place un club de prospective à l’échelle du Massif central, composé d’opérateurs, d’institutionnels, et d’universitaires, en confiant l’animation à Gilles Arnaud d’ODIT France (l’ancêtre d’ATOUT France). Dix réunions de travail intenses ont permis aux acteurs impliqués d’anticiper et réagir à des changements subis (par des facteurs externes), et de provoquer des changements souhaités.

En 2010, j’ai quitté les volcans auvergnats pour rejoindre un acteur national majeur intervenant dans le tourisme social et solidaire, dans des fonctions plus opérationnelles en charge du domaine ‘vacances, voyages, colos’ pendant 8 ans.

A l’occasion d’une réorganisation interne, j’ai finalement bifurqué en interne vers des missions très spécifiques visant notamment à alimenter les instances en analyse prospective sur les évolutions de la société.

C’est l’une des missions fondamentales de mon poste actuel, qui fait écho avec divers engagements bénévoles, notamment comme vice-président d’AIDA IREST et administrateur d’Acteurs du Tourisme Durable.

Pour nourrir et faire progresser mes approches, et alimenter mes actions de veille, je participe aux travaux de Futuribles et d’autres cercles en prospective.

Dernièrement, j’ai suscité et accompagné l’engagement de plusieurs équipes d’étudiants de l’IREST Paris 1 dans le challenge prospective Horizons 2040 lancé en début d’année par Atout France.

Plusieurs de ces équipes ont d’ailleurs été sur le podium pour la qualité de leurs réalisations.  

 

Ce challenge s’inscrit dans le prolongement de la présentation de la démarche très structurante  d’Atout France réalisée avec Onepoint. 


T: Du coup concrètement, comment travaillez vous cette prospective au quotidien ?  En quoi cela consiste ?

J-M B: Dans le cadre de mes missions, plusieurs axes de veille assez larges ont été définis, qui concernent notamment le grand âge et le monde numérique. 

Après avoir suivi toutes les formations délivrées par Futuribles, je compose ma démarche en articulant plusieurs méthodes.

 

Dans le vaste domaine spécifique du tourisme, avec plus de 35 ans d’expérience en consultant, observateur et opérateur, mon approche est assez pragmatique et s’appuie sur une action de veille concernant un ensemble de facteurs de changement pré-identifiés à l’occasion de travaux antérieurs.

Dans la terminologie des méthodes de prospective, on parle d’analyse structurelle pour repérer les variables essentielles, ou déterminantes (la recherche des variables clés est une première phase de l’analyse structurelle dans l’approche Micmac).

La veille consiste alors à observer le secteur en repérant plusieurs dimensions pour chaque variable : son évolution (rétrospective et tendance probable), les ruptures possibles et incertitudes, les éventuels signaux faibles (des informations éparses qui font apparaître des évolutions émergentes, des inflexions, potentiellement annonciatrices de changements majeurs pouvant concerner l’une des variables clés). 


Une illustration concrète concerne une production réalisée en mai 2020, consultable en libre accès sur le site de Futuribles; quelques semaines après le cataclysme planétaire du premier grand confinement. Pour faire face à une situation inédite et appliquer une démarche prospective sur un horizon exceptionnellement court, il s’agissait d’éclairer des décisions à partir d’une exploration rapide des perspectives d’évolution de la crise sanitaire et ses impacts sur les activités touristiques.

Nous étions alors face à plusieurs scénarios très contrastés concernant l’horizon de court terme.

Par chance, Futuribles a réuni les meilleurs experts en prospective dans divers domaines pour produire une réflexion grand angle sur le sujet.

Ces éléments inespérés m’ont permis de transposer les différentes approches aux différents univers du tourisme, et de réaliser une déclinaison des principaux scénarios conçus par Futuribles. Les décideurs pouvaient alors s’approprier ces scénarios et agir en conséquence pour anticiper les évolutions selon diverses hypothèses.


La production de scénarios est assez séduisante car elle donne à voir sous des formes assez concrètes, les futurs possibles (combinée avec le design fiction, cette approche de la prospective tend à se développer depuis peu dans de nombreux domaines).

Les scénarios résultent de la combinaison d’évolutions contrastées des variables clés. Chaque scénario décrit un état du futur possible sur la base d’évolutions possibles de chacune des variables motrices.

Il serait possible d’imaginer une infinité de scénarios, mais l’option généralement retenue consiste à retenir 3 ou 4 interprétations contrastées toutes aussi réalistes sur la base des dernières données de veille connues.


 

T: Donc on n’imagine pas UN futur mais DES futurs n’est ce pas ? C’est pour cela que l’on retrouve systématiquement plusieurs scénarios quand on lit les rapports de l’Ademe ou encore celui d’Atout France ?



J-M B: En effet, la plupart des travaux sérieux de prospective se traduisent par l’identification de variables motrices pour lesquelles la combinaison entre les projections d'évolutions différenciées réalistes se traduit par des scénarios contrastés qui donnent à voir ces différents futurs possibles.

 

C’est effectivement le cas des rapports ADEME, Atout France, ADN Tourisme, RTE, et bien d’autres.

Certains prospectivistes peuvent se livrer à proposer un futur souhaitable, mais l’exercice me semble vain et sans grand intérêt puisqu’il ignore de fait les impacts incontournables d’évènements majeurs externes sur lesquels, par définition, nous n’avons pas prise.

A l’inverse, il peut être tentant également de refuser de regarder en face des scénarios qui ne correspondent absolument pas à des futurs désirables mais qui sont malgré tout totalement réalistes.

Ce sont donc bien différents futurs possibles qui doivent être posés, dont chacun sait parfaitement qu’aucun d’entre eux ne se réalisera entièrement, le futur réel étant un cinquième scénario qui emprunte à chacun.

T: Chez Togezer, nous essayons de faire cet exercice de prospective régulièrement, cependant j’ai l’impression que mes biais, ce que j’aimerais rentrent trop en jeu quand je réfléchis aux futurs possibles.

Comment passer outre cette limite et y a t il d’autres limites à cet exercice ?

J-M B: C’est bien l’une des difficultés de l’exercice : ne pas partir de scénarios idéalisés, mais bien d’une analyse objective, patiemment documentée, des éléments majeurs, internes et externes, qui conditionnent l’avenir du domaine d’analyse (les variables clés, les facteurs de changement).

C’est l’exercice collectif d’un partage du diagnostic sur le présent et les tendances connues qui permet de s’entendre sur l’identification de ces variables, et sur la capacité d’agir sur certaines.

La dimension collective de l’exercice est indispensable. 


Par expérience, il est amusant de constater que chacun a une vision très personnelle du futur le plus probable et du futur souhaitable. Au lieu de lancer une lourde opération d’analyse structurelle dans les règles de l’art, je t’invite à tenter un simple exercice dans une réunion entre pairs, avec les 4 scénarios proposés par Atout France dans “Horizon 2040”, qui a déjà réalisé cette phase permettant d’appréhender la dépendance du tourisme a un ensemble de facteurs externes clairement identifiés.

 

2040 étant encore éloigné, renouvelez l’expérience avec les 4 scénarios ADN Tourisme sur 2033, même si le champ d’exploration n’est pas exactement le même.

Dans les deux cas, le plus important consiste à explorer non pas les scénarios, mais les variables qui ont conduit à leur élaboration. Pour chacune, identifiez collectivement votre capacité d’agir, soit en démarche proactive (éviter ou favoriser tel ou tel événement), soit un démarche adaptative (préparer une réaction à tel ou tel événement).

Cet exercice étant réalisé, organisez collectivement une “toile de veille” ou chaque membre de votre collectif veillera et surveillera les variables motrices et détectera des signaux faibles qui peuvent agir sur l’évolution de ces variables et donc redessiner les probabilités de réalisation de tel ou tel scénario. 


Cette approche peut être contredite par d’autres méthodes.

On peut en effet, lorsqu’on dispose d’un fort pouvoir d’inflexion sur l'avenir du monde, se livrer à l'exercice du futur souhaitable, et construire le chemin vers cet horizon… J’avoue que cette approche me laisse sceptique.

T: Dans le tourisme la grande majorité des entreprises sont des PME, est ce que vous leur suggérerais de faire ce travail de prospective ? Et est ce possible ?

J-M B: Concrètement, une PME ne dispose pas des ressources nécessaires, du temps en particulier, pour s’engager seule dans une démarche de prospective.

Par contre, il est extrêmement intéressant pour elle de comprendre ce qu’est la prospective, et d’accepter cet état d’esprit d’ouverture aux futurs possibles.

C’est une force insoupçonnée, que de se poser une matinée avec un collectif pour prendre la mesure de ces horizons, comprendre les relations de cause à effet, appréhender les impacts, repérer ses propres forces (un petite analyse SWOT avec un angle prospective s’avèrera redoutable), et à partir de cette séance initiatique, se mettre en position de veille, dans le sens de curiosité, de surveillance de tout événement qui peut avoir à court ou moyen terme, un impact sur l’orientation de ces futurs possibles.

 

Toute décision stratégique concernant l’entreprise ou le territoire pourra alors être prise avec un peu plus de profondeur que les décisions qui proviennent trop fréquemment d’une intuition furtive ou pire, d’une conviction profonde, mais sans fondement réel. 

T: Vu que vous êtes tout le temps plongé dans cette recherche de comprendre quels sont les futurs possibles. 
Qu’est ce que les signaux faibles d’aujourd’hui vous laissent percevoir du tourisme de demain ?

J-M B: Comme évoqué plus haut, je ne me risquerais pas à dessiner le tourisme de demain, mais concernant les voyages long courrier par exemple, qui demeurent des marqueurs symboliques d’évasion en 2024, on observera attentivement deux tendances radicalement opposées qui vont s’accentuer dans les prochaines années.  

 

D’un côté on assistera à la progression significative du nombre de voyageurs internationaux, pour les prochaines années, poussée par plusieurs facteurs tels que la démographie mondiale, l'émergence de classes moyennes avides de voyages dans des pays émergents, la boulimie instagram et expérientielle des jeunes occidentaux, accompagnée par quelques progrès marginaux de l’industrie aéronautique.

A l’inverse, l’urgence climatique aux conséquences économiques de plus en plus désastreuses conduit à des adaptations profondes des comportements se traduisant à terme par une réduction drastique des déplacements carbonés et le développement d’évasions alternatives.  

Dans un contexte où la plupart des secteurs économiques se mettent en ordre pour décarboner leurs activités, alors que le monde de l’aérien promet d’hypothétiques bonds technologiques pour un horizon bien trop éloigné, il semble tout aussi inéluctable que des mouvements divers, issus d’actions citoyennes ou d’actes politiques viennent réguler le trafic par la contrainte, qu’elle soit économique ou réglementaire.

 

Voilà donc bien quelques indicateurs à surveiller pour anticiper ces bouleversements et préparer une adaptation de son activité face à des courants forts et contradictoires.

 

T: Merci beaucoup Jean-Michel,
et pour finir avez vous un podcast ? un livre ? un film que vous souhaitez nous suggérer sur ce thème de la prospective ?



J-M B: Un podcast : incontournable : ADEME “Demain c’est pas loin” (4 épisodes)
sinon, plusieurs, dans les séries (X)périentiel de François Huet (dont “les limites planétaires” S5E8, ou “comment voyager en Europe sans avion” S4E27, ou S4E15… etc…), ou bien la série de 13 épisodes réalisée par Away We Go,


Un livre : “Nos Futurs” collection ActuSF : 10 textes de sciences illustrés par 10 nouvelles de fiction
Mais aussi pour le plaisir, l’œuvre complète d’Isaac Asimov (notamment le cycle de Fondation)


et pour la matière prospective les rapports Vigie de Futuribles


Pour terminer, un film : l'incontournable série “Black Mirror”, 

mais aussi pour le plaisir, l’incontournable “2001, l’Odyssée de l’Espace”.
 

AtoutF2-720x267_edited_edited.jpg

Jean-michel blanc

 

 

Mes priorités : créer du lien en cassant des cloisons, transmettre des valeurs qui transpirent dans mes engagements professionnels et bénévoles, tenter d'éclairer plutôt que convaincre, dans une société submergée par une surinformation toxique.

bottom of page